La grande misère de l’après-Sangatte

LE MONDE, 23.02.06

| publié le 24 février 2006 |

par Françoise Jeanson et Smaïn Larcher

Loon-Plage, nord de la France, le samedi 28 janvier à
19 heures. Le plan "Grand Froid" est déclenché par la
préfecture depuis trois semaines. Dans un bosquet
jonché d’immondices, îlot isolé et séparé du monde, un
petit camp où "vivent" une cinquantaine de personnes
sous des abris de bâches usées et de branchages.

Là,une jeune femme d’une vingtaine d’années originaire
d’un pays de la Corne de l’Afrique est assise à même
le sol près d’un maigre feu de bois qui ne réchauffe
pas grand monde. La température est de 5 degrés en
dessous de zéro. Elle pleure et gémit. Sa jambe droite
est immobile : l’ankylose et le froid ont interrompu
sa circulation sanguine.

Ses compagnons d’infortune la regardent, impuissants.
Un attaché parlementaire et un militant associatif, de
passage ce soir-là, la transportent dans un local
d’Emmaüs à 10 km. Sans leur secours, cette jeune fille
aurait été amputée d’une jambe. Quelques jours plus
tard, elle retournera dans son camp, celui des exilés
du désespoir. Qu’on les appelle "migrants",
"clandestins", "réfugiés" ou "Kosovars". Autant l’Etat
craint qu’on lui reproche son indifférence et son
manque d’engagement auprès des SDF, autant il est
convaincu qu’en intervenant il se renierait et
faillirait à sa vocation naturelle : être le gardien
intransigeant de l’ordre national. Jamais les pouvoirs
publics et leurs institutions de secours ne sont allés
au-devant de ces populations pour leur venir en aide.
Elles se comptent pourtant par centaines d’individus,
voire par milliers, depuis la fermeture du centre de
Sangatte, en décembre 2002.

En ville, sur la plage, dans les bois ou dans les
forêts, visibles ou invisibles, elles sont repoussées
sur les bas-côtés du monde commun. Quel est leur tort
 ? Tout simplement d’être là, chez nous, sans
autorisation officielle. Leur tort fondamental, avant
d’être strictement juridique, est d’abord politique et
moral : ils ne souhaitent pas rester en France (en
tout cas pas tous), mais ils sont là .

Ce ne sont pas des "victimes héros" comme l’étaient
les Chiliens fuyant la dictature naissante ou les
intellectuels des anciens pays communistes, car le
problème serait alors à n’en point douter infiniment
plus facile à résoudre ; ce sont des "victimes
dominées", qui payent leur absence de combat officiel
pour la liberté. Mais sont-ils trop indignes pour
mériter quelque considération ?

Que l’on ne se méprenne pas. Nous n’avons pas pour
objectif de contester à l’Etat et au législateur le
droit légitime d’organiser les conditions de
l’admission des étrangers au séjour. Ce droit au
séjour, nous le savons, n’est nullement un droit
absolu. Mais l’enjeu immédiat, à l’heure où nous
écrivons, relève de la même inquiétude qui nous a fait
réagir en fournissant des abris de fortune aux SDF. Il
porte sur la mort possible de nombreuses personnes
fragiles et démunies de tout, en premier lieu d’une
assistance médicale minimum.

Les pouvoirs publics ont toutes les peines du monde à
prendre conscience de la gravité de la situation et de
son caractère historiquement inédit : il existe
aujourd’hui en France plusieurs camps miniatures
improvisés à l’écart de l’espace public urbain, dans
lesquels se réfugient dérisoirement des dizaines de
personnes sans droits, sans identité, sans protection
aucune. Il n’est nullement exagéré de dire que si les
associations ne se mobilisaient pas quasiment 24
heures sur 24, depuis maintenant trois ans, pour venir
en aide à ces populations, le bilan serait sans aucun
doute dramatique, humainement et socialement.

Cette nouvelle configuration, qui n’est d’ailleurs pas
propre à la France, n’est nullement le produit d’une
conjoncture, mais s’inscrit dans une temporalité
longue. Parce que ces "voyages" seront plus
aléatoires, plus longs et plus chers, seules les
populations les moins socialement démunies
continueront à se déplacer, à chaque fois qu’elles le
pourront, des zones les plus dégradées vers les zones
offrant une relative sécurité, même dans l’illégalité.

On ne peut nier le caractère légitime de cette
recherche d’une vie meilleure. La répression
policière, depuis décembre 2002, n’a jamais réussi à
modifier cette nouvelle configuration : les
"clandestins" continuent d’arriver. Aujourd’hui, le
plus urgent est de venir en aide à ces populations
errantes en les mettant à l’abri du froid et de la
faim, et en soignant celles et ceux qui sont malades.
Les protéger de la rigueur de l’hiver (à défaut de les
protéger par le droit), c’est contribuer à les
soustraire à une condition parfois proche de
l’animalité (et nous pesons nos mots).

Seuls l’Etat et ses institutions ont les moyens de
réunir dans les plus brefs délais et avec une
efficacité maximale les conditions d’un dénouement
provisoire. L’Etat français a le devoir de protéger
ceux qui sont sur son territoire, en s’assurant que
soient respectés leurs droits fondamentaux : un toit,
l’accès à l’eau et à la nourriture, l’accès aux soins,
dans une démarche de protection, sans pour autant
utiliser cette aide humanitaire à des fins de
contrôle, ce qui la rendrait de facto inefficace.

Nous en sommes conscients, c’est bien d’une demande
schizophrénique qu’il s’agit. Cependant, il faut tout
simplement sauver des vies. C’est le seul moyen de
prouver que notre pays peut remplir ses obligations
humanitaires avant ses obligations policières.


Le docteur Françoise Jeanson est présidente de
Médecins du monde.
Smaïn Laacher est sociologue au Centre d’étude des
mouvements sociaux (CNRS-EHESS).

 

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