Les nouvelles bêtes humaines

Témoignage chrétien N° 3189 du 26 janvier 2006

par Ludovic Finez | publié le 29 janvier 2006 |

Alors que le gouvernement s’apprête à durcir sa législation envers les étrangers, des centaines de réfugiés errent dans les rues de Calais. Deux ans après la fermeture du centre de Sangatte, entre descentes de police et extrême précarité, ils rêvent toujours d’Angleterre. Plongée dans leur enfer quotidien.

par Ludovic FINEZ

Vous pouvez me renvoyer, je reviendrai... »
Mehdi(1) a 29 ans, il est iranien. Sa rétention administrative vient d’être prolongée de quinze jours. Il sera renvoyé en Allemagne, où il a déposé une demande d’asile lors d’un précédent séjour. « Quand on m’a arrêté [en Allemagne], on m’a dit que si je ne demandais pas l’asile, je serais renvoyé en Iran. » Mais son objectif, c’est l’Angleterre. La juge des libertés et de la détention le prévient, s’adressant à l’interprète : « S’il repart en Allemagne et qu’il revient en France, il sera à nouveau interpellé, il passera quinze jours en rétention et retournera en Allemagne. Et ce sera toujours comme ça. » « Un jour ou l’autre, j’aurai peut-être la chance de réussir... », répond-il. L’audience du jour compte six dossiers, dont celui d’un couple d’Ukrainiens. Les autres sont des hommes jeunes, iranien, pakistanais, roumain, albanais et égyptien. Le seul qui ne cherchait pas à passer en Angleterre est aussi le seul à ressortir libre. Un Tzigane, que les policiers affirmaient avoir vu faire la manche -ce qu’il nie- à Avion (près de Lens), où il vit avec sa famille dans une caravane. Procédure annulée, faute de « base légale à l’intervention » des policiers. Mais le problème reste entier : il est toujours en situation irrégulière sur le territoire français.

UN TRIBUNAL TRÈS À PART

Ouvert en juin dernier, le tribunal de Coquelles, annexe de celui de Boulogne-sur-Mer, est un cas unique (avant d’autres ?) en France. Pas très loin, le terminal d’embarquement d’Eurotunnel et au bout l’Angleterre, dont les réfugiés rêvent tant. Mais surtout, il est installé dans l’enceinte même de l’hôtel de police, qui abrite la police aux frontières (Paf). Avec, pour voisins, le chenil et le centre de rétention. De la garde à vue au tribunal en passant par le centre de rétention, les réfugiés ne sortent plus du périmètre policier. « C’est exactement comme si le tribunal de commerce s’installait à Auchan, s’emporte Andry Ramaherimanana, du Service des étrangers reconduits, pour la Cimade. Le but est quand même de vérifier si les flics ont fait leur boulot dans les règles. » Selon lui, tous les réfugiés ne comprennent pas qu’ils ne sont plus en garde à vue. Certains pensent passer devant un « juge de la police »... Officiellement, c’est le côté pratique et les locaux inadaptés de Boulogne qui sont à l’origine de cette annexe. Ici, après vingt-quatre heures de garde à vue et quarante- huit heures de rétention, on décide s’il convient de prolonger cette même rétention, le temps d’organiser l’expulsion. Quasiment chaque jour, le préfet saisit le juge des libertés. La fermeture, en décembre 2002, du centre de la Croix-Rouge à Sangatte n’a rien réglé. Certes, Sangatte a abrité jusqu’à 2000 personnes. Mais les associations calaisiennes ont enregistré dernièrement des pointes à 400 ou 500 repas distribués, et le phénomène s’est étalé jusqu’à Dunkerque, Saint-Omer, voire plus loin. Le port de Calais est de plus en plus surveillé. Certains se rabattent sur les aires d’autoroute, guettant les camions pour l’Angleterre. En un mois et demi, Mahad, Somalien de 31 ans, a aligné treize tentatives. Un passeur l’a fait monter dans un camion en échange de 400 euros. Arrivé à destination, il a frappé contre la porte. Au chauffeur qui lui a ouvert, il a demandé : « C’est l’Angleterre ? » « Non, la Belgique. » Une autre fois, c’est au Luxembourg qu’il a atterri.

UN SANGATTE BIS

L’Angleterre, c’est le pays où tous pensent trouver « l’éducation » pour les plus jeunes, mais aussi « les papiers, le travail et l’argent ». « En Angleterre, ils nous acceptent parce qu’il y a une guerre [chez nous], proclame un jeune Érythréen. Ils vous donnent des papiers, vous pouvez aller partout. » « Le gouvernement nous donnera de l’argent chaque semaine », lance un autre. « J’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’est vrai, qu’en Angleterre, si vous demandez l’asile, le gouvernement vous présente une offre de travail », se hasarde Stefan, un Roumain de 31 ans. Là-bas, en fait, ils alimentent les filières de « travail au noir », notamment dans « l’agriculture l’été », explique le journaliste anglais Keith Perry, en reportage pour le Sunday Express. Mais pour y arriver, encore faut-il déjouer les rondes, les détecteurs de gaz carbonique, les scanners à infrarouge...
En attendant, ils traînent à Calais, entre le quai de la Moselle et le quai Paul- Devot, où des bénévoles distribuent les repas du midi et du soir. Les réfugiés n’ont aucun secours à attendre de la part des autorités, et la mairie communiste estime que cette situation n’est pas de son ressort. « Le maire [Jacky Hénin, PC] s’était engagé à ne pas créer de Sangatte bis, insiste son attaché de presse, Bernard Barron. Depuis des mois, nous sommes sollicités par les associations pour avoir des locaux. Mais c’est aux États français et européens d’élaborer ensemble une politique commune de migration. Ce n’est pas au maire de Calais d’engager des financements. » Alors, les associations, au sein de C’Sur (Collectif de soutien d’urgence aux réfugiés), font avec leurs moyens. Parmi elles, la Belle Étoile, qui fait figure de pionnier, Salam, le Secours catholique, les Verts, Attac ou AC ! Avec leurs maigres subventions -aucune en provenance de la mairie-, des dons et surtout beaucoup de bénévolat, elles distribuent deux repas par jour, des vêtements, tiennent un local pour les douches. Pour les fêtes, elles ont offert un nécessaire de toilette (savon, rasoir, brosse à dents...). Ce n’était pas du luxe. « Je n’ai pas pris de douche depuis une semaine. Tout ce que je porte est sale », confie Ismaïl, un Érythréen de 45 ans. « Quand ils sont cent, cela fait environ une douche par semaine chacun, estime Monique Delannoy, infirmière, membre de la Belle Étoile et de Médecins du monde. Quand ils sont cinq cents... » Martine Devries, médecin à Calais, également engagée au sein de Médecins du monde, a donné des consultations au centre de Sangatte. « J’ai pesté tout le temps, raconte-t-elle. Les conditions de vie n’étaient pas normales mais là, elles sont 50000 fois pires. »

COMME DANS UN CAMP DE RÉFUGIÉS

En novembre dernier, Médecins sans frontières est venu sur place et devant cette situation d’extrême précarité, a ouvert une mission à Calais, au moins jusqu’à fin mars. Du lundi au samedi, Jacques Bernard consulte dans sa petite camionnette. Dermatologie, rhumatologie, traumatologie, ORL : il pratique une médecine d’urgence, que l’on croyait réservée aux camps de réfugiés. La nuit, les réfugiés dorment où ils peuvent -cartons, squats...-, sous des températures régulièrement négatives. En dehors de la ville, certains vivent dans ce qu’ils appellent la « jungle », un petit bois au pied d’une des plus grosses usines chimiques de la région. Avec quelques branchages et des bâches, ils ont construit des abris de fortune. Ici et ailleurs, ils sont nombreux à spontanément évoquer les descentes de police au petit matin, avec utilisation de gaz lacrymogène pour rendre les lieux invivables. Ils racontent aussi les abris détruits, parfois par le feu, les affaires personnelles abîmées. Le 10 janvier, c’est à coup de bulldozer qu’un camp de fortune a été rasé près de Dunkerque, pendant que ses occupants étaient interrogés au commissariat de Gravelines. « Ils sont en permanence anxieux », témoigne Monique Delannoy. Certes, « ils viennent de pays où la police et les prisons sont bien plus terribles mais à chaque fois [qu’ils se font prendre], c’est leur vie entière qui est remise en question. » À deux reprises ces dernières semaines, les fourgons de CRS ont débarqué lors de la distribution du repas. De véritables « rafles », dénoncent les membres de C’Sur. « Il y a une vraie chasse à l’homme depuis trois ans », se révolte le père Jean-Pierre Boutoille, qui milite depuis plusieurs années pour la cause des réfugiés. Jusque-là, un accord verbal avec la sous-préfecture avait, semble-t- il, évité de telles interventions(2). Des dizaines de réfugiés ont été arrêtés et emmenés, pour la plupart, dans des centres d’accueil à des centaines de kilomètres de là. D’autres fois, c’est en pleine nature, à 20 ou 30 km, que certains disent avoir été relâchés. Faute de centre d’accueil libre ? Pour donner l’illusion qu’ils sont moins nombreux dans les rues de Calais ? Ismaïl a été arrêté il y a quelques jours et emmené dans un centre du côté de Metz. Il a mis deux jours pour revenir, les yeux toujours braqués vers l’Angleterre et ce satané détroit de même pas 30 km de large. Pour venir d’Érythrée, il a investi 3000 dollars dans un voyage qui a duré six mois : Soudan, Libye, Italie. Au pays, il a quatre enfants, âgés de 7 à 15 ans. « Si c’est possible, je les ferai venir [en Angleterre]. Si ce n’est pas possible, je les aiderai en envoyant de l’argent. » Avant, il était militaire, basé depuis 1998 à la frontière avec l’Éthiopie, dont les deux pays se disputent le tracé. Entre 1998 et 2000, le différend a tourné au conflit sanglant. Au sein de C’Sur, certains crient leur rage plus fort que d’autres, comme Michaël Dauvergne, accusé de traiter les policiers de nazis. « Je n’ai jamais dit cela, proteste-t-il. Je suis prof d’histoire, je sais faire la différence. J’ai dit que ça se rapprochait du régime de Vichy. » Mais « les autorités voudraient qu’on se contente de leur donner à manger ». Pour quelques bénévoles, les vérifications d’identité et autres gardes à vue sont monnaie courante. Deux d’entre eux ont même été récemment condamnés à de lourdes amendes (et à de la prison avec sursis pour l’un), pour des propos qu’ils nient avoir tenus face à la police. Jacky Verhaegen, salarié de la Belle Étoile, prédit que la pression ne se relâchera pas. Lors de sa venue à Calais, fin octobre, Nicolas Sarkozy avait annoncé qu’il reviendrait bientôt. « Il va pousser la police à faire du chiffre. »

RECONDUITES À GÉOMÉTRIE VARIABLE

En 2005, la préfecture du Pasde- Calais a recensé, dans le département, 21747 interpellations d’étrangers en situation irrégulière, soit une hausse de 17% par rapport à 2004. La disparition du centre de Sangatte n’a donc pas tari la « source », même si 2002 affichait plus de 97000 interpellations. Toujours pour 2005, un peu plus de 6100 gardes à vue ont été prononcées et 1300 « éloignements hors du pays » opérés par la Paf. Selon la Cimade, 2300 personnes sont passées, dans le même temps, au centre de rétention de Coquelles. Les Somaliens ne sont pas reconduits, faute de représentation diplomatique. Les ressortissants du Sierra Leone non plus. Par ailleurs, certaines ambassades, comme l’Iran ou le Pakistan, refusent régulièrement de délivrer le laisser-passer indispensable à une expulsion. « Mais ils tentent quand même le coup, explique Andry Ramaherimanana, de l’antenne de la Cimade à Coquelles. En ce moment [début janvier, NDLR], il y a une dizaine d’Iraniens au centre de rétention. Le mois dernier, c’était plein de Pakistanais. À mon avis, il y avait une instruction du ministre de l’Intérieur. » D’autres pays exigent de pouvoir mener une enquête chez eux, pour s’assurer de la nationalité des personnes. Les délais dépassent souvent la période de rétention. Parfois, c’est simplement le manque de liaisons aériennes qui fait échouer certaines reconduites

L’ÉVÊQUE ET LE MINISTRE

« Des hommes, quelques femmes, peut-être même de rares enfants, sont là ! Je suis étonné de constater que la République se comporte à leur égard comme s’ils n’existaient pas. » En décembre dernier, Jean-Paul Jaeger, évêque d’Arras, écrivait à Nicolas Sarkozy pour s’indigner du sort des réfugiés dans la région de Calais. « Est-il normal que la collectivité nationale se voile ainsi la face et abandonne une partie de ses responsabilités à des équipes de bénévoles épuisées par trois années de service ininterrompu et qui récoltent plus de tracasseries que de reconnaissance ? », insistait-il. La réponse du ministre de l’Intérieur est venue quelques jours plus tard. « Chaque semaine, plus d’une centaine de places d’hébergement dans différentes régions de France sont exclusivement consacrées à l’accueil de ces personnes », argumentait-il, reconnaissant que les réfugiés « n’acceptent pas de rester dans les structures d’accueil mises à leur disposition et repartent [...] vers le Calaisis ». Eh oui, avec ou sans centre à Sangatte... Son courrier annonçait aussi « l’organisation de vols groupés destinés à permettre le retour chez eux des migrants ».

Ludovic Finez

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